Il y a sagesse et sagesse: je ne parlerai pas des pitoyables pets de mouche du type "Pour vaincre, il faut apprendre à surmonter ta peur" (Christophe Lambert, "Mortal Kombat") ou "L'important, c'est les 3 points" (joueur de Ligue 1 standard), mais de ces étincelles qui donnent à cogiter pour qui veut bien s'en donner la peine. Mais à quoi bon, lanceront certains. C'est à un de ceux-là que j'aimerais répondre.
On a tendance à opposer le sens commun au savoir scientifique, comme si le premier faisait oeuvre d'obscurantisme face à l'éclairage auto-bronzant des spécialistes sûrs de leur fait.
Pas si sûr que cela, pour qui prend la peine de contester 5 secondes toute connaissance dernier cri. Un exemple de positivisme appliqué:
De retour de Fribourg et en direction de Neuchâtel, où je venais de visiter l'ami brésilien Alexandre (voir "Coup de pub: ça continue") et repartais en compagnie de Jean-Yves Béziau, ce dernier m'évoquait le cas d'une église (scientiste, celle-là) à mettre au milieu de tous les villages de bouseux: pour éduquer la masse laborieuse, en effet, le philosophe des sciences et néo-positiviste Hans Reichenbach avait eu dans l'idée de rectifier et vouer aux gémonies tout diction ou proverbe populaire susceptible d'envoyer le prolétariat dans les orties avec grand-mère. Laquelle grand-mère ne pourrait se détacher de ses vieilles habitudes populacières, mais il s'agissait avant tout de sauver la jeunesse populaire et l'habituer aux argumentations vertueuses, donc "vraies". En commençant par le débarrasser de cette fausse sagesse populaire qui n'aurait de populaire que le mauvais côté populacier de l'ignorance, donc "fausse".
Application: Hans nous dit que les proverbes sont pire qu'inutiles parce qu'ils nous induisent en erreur, dans la mesure où ils nous disent
tout et son contraire. Formulation malheureuse, et je m'explique: Reichenbach donne l'exemple des deux proverbes antagonistes "Les contraires s'attirent" et "Qui se ressemble s'assemble". Il en tire la conclusion que le prétendu sens commun incarné par la sagesse populaire dit tout et n'importe quoi, ce que la logique formelle présente par l'inférence logique A,~A |- B: deux propositions contradictoires entraînent la vérité de n'importe quelle autre proposition B, quand bien même celle-ci n'aurait aucun rapport avec la précédente et sa négation. Précisons deux-trois choses avant de trouver l'issue dans une quelconque logique déviante (pas de charrue avant les boeufs, je veux dire: pas de formalismes de rigueur avant quelques formalités d'usage).
Il faut certes faire un choix entre les contraires qui s'attirent: A, et les ressemblants qui s'assemblent: ~A, mais en précisant bien que ces deux sortes de perdreaux ne concernent pas n'importe quel couple: B, puisque nombreux sont les partenaires qui ne sont ni semblables ni contraires l'un à l'autre. On peut n'être ni semblables: AA, ni contraires: A=>~B et B=>~A, mais simplement différents: ~(A B), et la différence n'est pas négligeable puisqu'elle rassemble l'immense majorité des roucouleurs. C'est d'ailleurs si évident que l'on se demande quelle
Fliege a pu piquer Hans à l'époque où il prononça cette sentence présumée implacable.
Le défaut de Reichenbach: traiter les proverbes comme des assertions, c'est-à-dire des affirmations que leur locuteur devrait considérer comme
vraies au sens propre du terme. Au point de devoir réfuter l'option inverse ou, pire selon moi, d'admettre la vérité des deux sous peine d'admettre les contradictions vraies. Je n'irai pas jusque là, et m'en suis expliqué dans un billet précédent (cf. "Priest et Chirac: même combat?"). Un moustachu inspiré a dit autrefois que "l'esprit de système est un manque de probité". Non pas que l'approche à la Spinoza tienne de la mesquinerie, mais plutôt qu'il faut savoir nuancer son jugement selon les cas d'étude. Aristote l'a si bien dit par une autre formule de son "Ethique à Nicomaque", formule dont je me suis d'ailleurs servi en guise d'avertissement prudent face aux multiplications de logiques déviantes (histoire de charrue et de boeufs entre interprétation et formalisation, encore une fois):
"Il est d’un homme cultivé de ne chercher la
rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet." Rigueur: le mot est lâché contre un Reichenbach trop catégorique sur la mission du proverbe.
Première moralité:
Le sens commun ne dit pas
n'importe quoi, au sens où l'on n'en tire pas n'importe quelle conséquence. Cela aurait été le cas si les deux expressions ci-dessus étaient mutuellement
contradictoires, mais elles ne le sont pas: elles sont
contraires. "La belle affaire", me dira le convaincu anti-obscurités de ma mère-grand: "si elles sont contraires, elles sont a fortiori contradictoires et, donc, admettre les deux expressions ci-dessus revient à admettre n'importe quoi!"
Il y a un pas entre défendre deux points de vue contradictoires et tout admettre comme vrai; c'est ce que les logiques paraconsistantes tentent de défendre en éliminant la règle d'inférence ci-dessus de leur vocabulaire formel, mais je préfère passer par l'esprit des prémisses avant de concasser par la lettre formelle: l'idée est davantage de ne pas considérer A et ~A comme des assertions ou croyances à part égale, plutôt que de bloquer la conclusion B qu'en tire d'habitude la logique classique. On peut certes le faire, et les logiques non-classiques le montrent en toute rigueur ... mais la rigueur ne fait pas tout et le problème de Reichenbach mérite une explication sur le sens de A et ~A avant de passer à l'action.
Deux choses en une:
- il ne s'agit pas d'admettre l'ensemble des proverbes comme
vrais à proprement parler, mais de garder soit l'une soit l'autre dans l'ensemble de nos propres croyances ou guides d'action;
- Reichenbach s'est trompé s'il entendait par "tout et n'importe quoi" que ces deux proverbes incluent la totalité des cas de couple possibles, puisque les conjonctions de contraires ne sont pas exhaustifs à la différence des conjonctions de contradictoires.
Seconde moralité:
Reichenbach n'a peut-être pas saisi le rôle pédagogique des expressions populaires comme il se devrait: elles ne s'imposent pas chacune comme des affirmations catégoriquement vraies, mais comme des aphorismes typiques d'une circonstance ou d'un exemple de personnalité.
C'est peut-être ce dernier sens plus tolérant qu'il faudrait admettre pour donner un sens acceptable aux systèmes paraconsistants, ceux dans lesquels on inclut deux formules contradictoires sans faire exploser l'ensemble (comme l'ami Hans le prétendait plus haut). Affaiblir le sens dans lequel on admettrait à la fois que les contraires s'attirent et que qui se ressemble s'assemble, cela reviendrait à affaiblir la conviction que l'on attribue à chacune de ces affirmations; c'est cette conviction ou ce haut de degré de croyance que Reichenbach comme Aristote associaient à chacune de nos croyances, populaires comme scientifiques; mais Jaskowski ou Diderik Batens (logicien de Genk, membre de l'école dite "belge" et père de la logique "adaptive") ne virent ni ne voient les choses ainsi, lorsqu'il s'agit de construire des ensembles de croyances faillibles et non-catégoriques.
Un peu d'eau dans ton schnapps aurait peut-être ouvert à Hans les portes de la paraconsistance, qui sait. A supposer que l'on puisse concevoir des croyances mi-figure mi-raisin sans leur refuser le titre de "croyances". Je souscris encore à cette approche catégorique, n'en déplaise à la vogue paraconsistante, et j'y reviendrai pour illustrer quelques exemples de croyances supposées inconsistantes comme les préfaces de la préface ou de la loterie. Allez Hans, une petite dernière pour la route:
"A vieille mûle frein doré" = dédicace aux vieilles poules incapables d'assumer leur âge grandissant. Qui trouvera une version contraire de ce proverbe si doux à l'oreille?
Dernière moralité: "il y a loin de la coupe à lèvres", voire "nul n'est prophète en son pays". Cette dernière me permet de placer une bonne banderille d'électro-dance canadienne: Tiga, "Far from Home".
Un peu de finesse dans ce monde de brutes: l'esprit avec la lettre, histoire de nuancer les oui-non catégoriques et mieux comprendre le sens de certaines logiques non-classiques par ailleurs.
F&H